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L’enseignement scolaire des cultures-civilisations francophones en Allemagne : un modèle pour d’autres pays européens ?

Marcus Reinfried

Friedrich-Schiller-Universität Jena

 

La littérature francophone de fiction et certaines particularités culturelles françaises contenues dans d’autres textes francophones ont été intégrées dès ses débuts dans l’enseignement du français langue étrangère. Mais la volonté d’un enseignement systématique de la culture-civilisation (limité tout d’abord uniquement à la présentation de la France hexagonale) avec des plans d’études gradués ne devait pas voir le jour en Europe avant la fin du XIXe siècle : c’est manifestement le résultat du mouvement de la réforme allemande de l’enseignement des langues modernes.

Le premier paradigme de culture-civilisation s’est surtout manifesté dans les manuels de français entre le tournant du siècle et la fin de la Première Guerre mondiale : c’est l’enseignement des realia. Le terme « realia » ne correspond à la fin du XIXe siècle plus exactement à la même expression qu’au temps de Comenius ou à l’époque des philanthropes allemands (c’est-à-dire aux XVIIe et XVIIIe siècles) : ce ne sont plus avant tout des entités extra-verbales, perceptibles avec les sens, ce sont aussi (et peut-être même plutôt) des états de faits. Les cercles académiques allemands, parmi eux même les universitaires des philologies modernes, sont dans le dernier quart du XIXe siècle très influencés par le positivisme. L’enseignement des realia s’oriente donc surtout vers les faits et les chiffres. Il utilise en premier lieu des textes non-littéraires décrivant des aspects géographiques, historiques, politiques, économiques et techniques. Les modes de vie et les coutumes sont aussi pris en compte, mais seulement en second lieu. La civilisation française est considérée en principe comme étant équivalente à la civilisation allemande.

Cette attitude amicale (ou au moins tolérante) envers les Français et leur civilisation est remplacée en Allemagne par une attitude hostile pendant la Première Guerre mondiale. Le traité de Versailles et l’occupation du bassin de la Ruhr par des soldats français et belges en 1923 pendant une crise monétaire majeure aggravent encore cette inimitié. Les néo-philologues dans les lycées se tournent vers la littérature française de haut vol dans les grandes classes, et dans les universités, on renoue souvent avec la philosophie idéaliste du XIXe siècle. L’herméneutique redevient l’épistémologie dominante. L’enseignement de la culture-civilisation dans le cadre du français langue étrangère se change en Kulturkunde ; il vise dorénavant à analyser le caractère national du peuple français. En 1925, de nouveaux programmes scolaires sont établis en Prusse qui proclament l’éducation à la culture allemande comme objectif fondamental de tout l’enseignement dans les lycées. La primauté de la compréhension de l’autre est remplacée par la primauté de l’auto-compréhension. Cette tendance nationaliste représente une base favorable pour l’enseignement raciste du Troisième Reich.

Un troisième paradigme est l’enseignement de la civilisation quotidienne. En Allemagne, on peut en observer les prémices dans quelques manuels (encore rares) destinés à l’enseignement élémentaire des années 1920 ; après une interruption, il reprend dans les années 1960. Mais il faudra attendre que la méthode communicative s’impose dans tous les manuels pour débutants avant que l’enseignement de la civilisation quotidienne ne s’établisse à grande échelle, ce qui aura lieu vers 1980. À cette époque, l’amorce d’une théorie de l’enseignement de la civilisation quotidienne est développée dans des articles didactiques appliquant certaines conceptions provenant de la sociologie des connaissances et distinguant des thèmes à portée immédiate, des thèmes à portée réduite et des thèmes hors de la portée des jeunes. Ce paradigme mène aussi à des précisions concernant les stéréotypes acceptés comme notions provisoires qui seront affinées au fil du temps.

Le dernier paradigme de transmission de la culture-civilisation, l’enseignement interculturel, s’est établi en Allemagne à partir des années 1990. Il est difficile de le distinguer précisément de l’enseignement de la civilisation quotidienne, et son concept de la compréhension de l’autre rejoint également celui de la « Folientheorie » faisant partie de la Kulturkunde (par le truchement de la dialectique entre le spécifique de la culture de départ et la perception de l’autre). Mais l’analyse de certains éléments de la culture-cible française intègre aussi vers la fin du XXe siècle les ressemblances franco-allemandes (en plus des différences majeures), et le recours à des stéréotypes nationaux a été atténué par le postulat d’objectifs interculturels individualisés, situés dans un « troisième lieu » entre les normes de la culture de départ (allemande) et celles de la culture-cible (hexagonale ou impliquant d’autres cultures francophones). Néanmoins, quelques didacticiens allemands soutiennent après le tournant du millénaire une théorie transculturelle mettant en doute la pertinence des représentations liées aux cultures nationales en raison d’une mondialisation croissante. Mais la transculturalité n’a jusqu’à présent pas encore remplacé un enseignement comparatif et bilatéral, elle est plutôt approuvée en tant que domaine complémentaire à certains aspects interculturels. Les composantes de la compétence interculturelle ont substantiellement à peine dépassé la fameuse modélisation de Byram / Zarate (1994), qui combine des connaissances de l’autre culture-civilisation avec des aptitudes interculturelles actives et réceptives ainsi que l’attachement à certaines valeurs.

Les conceptions de l’enseignement de cultures-civilisations ont été réalisées en Allemagne sur les trois niveaux  utilisés dans la littérature anglo-saxonne pour décrire des méthodes d’enseignement (voir par exemple Jack C. Richards / Theodore S. Rodgers : Approaches and methods in language teaching. A description and analysis. Cambridge : CUP, 2001) :

  • un macro-niveau théorique avec une description des objectifs d’enseignement principaux et quelquefois aussi des réflexions sur les modalités d’apprentissage et surtout sur la conception de l’autre (c’est le niveau d’un certain nombre d’articles didactiques);
  • un méso-niveau sur lequel on traite des méthodes d’enseignement, éventuellement aussi des supports préférés et d’autres facteurs de la complexion de l’enseignement-apprentissage d’une manière encore relativement générale (c’est plutôt le niveau des programmes scolaires et – à un niveau déjà plus détaillé – d’une grande partie des propositions de cours);
  • un micro-niveau avec une description précise du déroulement d’activités prototypiques proche de l’enseignement réel (de telles descriptions n’ont pas été souvent conservées, elles sont plutôt rares).

Il serait intéressant de savoir si l’on trouve les mêmes conceptions de l’enseignement scolaire de cultures-civilisations dans l’enseignement du français dans d’autres pays européens et de connaître les circonstances de leur apparition ainsi que les filières scolaires correspondantes.

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